Polieri, créateur d'une scénographie moderne

Au cours de ses productions et de ses réflexions Jacques Polieri a exploité tous les possibles que lui offrait l'espace.

Il s'est d'abord plié, homme de spectacle, aux conventions scéniques qui voulaient que le dedans ne soit pas le dehors et que l'action scénique soit contenue entre les trois murs et demi (puisque le quatrième est, à vrai dire, virtuel) d'un lieu clos appelé boîte à l'italienne. Bientôt Polieri, soutenu en cela par l'écriture de certains dramaturges, Tardieu notamment, qui décentrait le cœur de ses pièces soit en leur faisant parler musique, soit en faisant entendre des voix sans personne sur scène, a commencé à détourner le lieu scénique de sa routine et à le faire éclater de l'intérieur par des projections ou des graphismes qui en dénaturaient les limites.

Bientôt cet espace encore clos mais métaphoriquement élargi s'est échappé des frontières matérielles d'un théâtre pour conquérir des espaces anonymes ou étranges, tels que le  « Palais de glace », où le dispositif ne doit plus son implantation qu'à l'imagination créatrice de quelqu'un, appelons-le encore scénographe, qui construit à l'aide de praticables, de plans inclinés et de lumières un monde autonome mis au service de quelque chose qui, on s'en doute, ne peut plus être un texte développant, dans la linéarité, les arabesques tranquilles d'un échange dialogué : plus de fable, plus de personnages, mais des figures et des forces qui chorégraphient leurs échanges et expriment leurs désirs sans avoir besoin pour autant du contact ou de l'adresse à un partenaire, tenus jusqu'alors pour les pré-requis de toute théâtralité. Il s'agit bien, hors de tout mimétisme et de tout réalisme, de proposer à un public, qui n'est plus dans un rapport frontal de consommation mais dans un rapport multidimensionnel de participation visuelle et sonore, une autre façon de percevoir la présence et la puissance des acteurs. Avec « Gamme de 7 » et le « Livre » de Mallarmé, Polieri va jusqu'au bout d'une dynamisation d'un art de la scène qui reste encore scénographie si l'on entend par ce mot le modelage spécifique de tous les éléments d'un spectacle en vue d'un effet particulier.

Mais cette architecture de scène qu'est la scénographie en appelle à l'autre architecture, celle du bâtiment théâtre. Pour la révolutionner, Polieri n'a besoin que de lui appliquer le mot même, celui de mouvement, qui lui avait servi pour tournebouler l'installation scénique traditionnelle. Il va donc proposer des maquettes ou même faire construire des lieux où le mouvement sera l'alpha et l'oméga de sa recherche : mouvement du spectacle placé sur un anneau circulaire animé d'une vitesse modulable, mouvement des spectateurs placés sur un anneau central mobile, avec possibilité d'un double mouvement de rotation soit dans le même sens, soit en sens inverse.

Ceci dans une conception où tout se développe à l'horizontale. Mais Polieri ne s'en tient pas aux deux dimensions traditionnelles, il imagine maints dispositifs (maquettes ou dessins) où la sphère remplace définitivement le cube, et l'espace ouvert à champ de vision multidirectionnel l'espace fermé de la boîte cubique, où seule une vue axiale permet d'embrasser la totalité du spectacle.

L'espace matériel, fût-il celui d'anneaux qui tournent ou de sphères qui s'animent de projections mouvantes, ne pèse-t-il pas d'un poids bien contraignant sur le rêve faustien de mobilité et d'ubiquité totales, qui, on s'en doute, est déposé en germe dans la pensée de Polieri dès l'instant lointain où il est parti en guerre contre le statisme de la scène ? C'est pour la réalisation de ce rêve que les nouvelles technologies électroniques (vidéo, images numériques, « jeux de communication » à distance, « cybercinéma ») ouvrent le champ immense du virtuel. Polieri l'investit très tôt à l'occasion de grandes manifestations culturelles ou sportives (Expositions universelles ou Jeux olympiques) avant de continuer plus secrètement ses recherches dans des zones où l'espace va toujours se trouver modelé et saisissable, sinon habitable, mais hors de toute matérialité : c'est le domaine de l'informatique et des hologrammes, objet d'étude actuel de cet inventeur d'espaces qu'a été et que persiste à être Jacques Polieri.

Cette germination continue et cet épanouissement progressif de la créativité, nous voudrions en résumer ici les étapes.


Michel Corvin