De la mécanique à l'électronique, 1968

Le début de la réflexion est assez élémentaire. Quand, dès le tout début des années 1950, je réglais une mise en scène, j'étais extrêmement scrupuleux, et jusqu'à la maniaquerie. Je souhaitais une très grande précision des gestes, des attitudes et des expressions. Je m'efforçais d'atteindre la perfection.

Le réglage était effectué depuis une place à peu près centrale, à l'orchestre : j'étais contraint de travailler dans des salles dites à l'italienne pour la bonne raison qu'il n'y en avait pas d'autres. La mise au point terminée, le fait de changer de place, de déplacer l'angle de vue, se révélait catastrophique. Tout ce que j'avais réglé, avec tant de soins, s'écroulait. Il fallait tout recommencer.

Mais il eût fallu recommencer bien entendu pour toutes les places de l'orchestre et, en changeant de niveau, pour toutes les places de l'espace salle.

J'en suis donc arrivé, irrévocablement, à imaginer un spectacle différent, visible dans son intégralité, mais qui se déroulerait différemment pour chacun des points de vue. En somme un seul et même spectacle, mais différent pour chaque spectateur.

L'observateur X verrait se dérouler une action du point A au point Z, tandis que B suivrait le déroulement de l'action de B à A en étant passé successivement de B à C puis de C à D, etc. jusqu'à Z pour finir par A, puis C suivrait le chemin de D à B, en passant également par toutes les autres étapes... et jusqu'au point Z... pour finir par B... puis D à son tour, etc. Les cheminements, à condition de donner un point de départ précis et de fixer le type d'actions, seraient ainsi fonction d'une organisation arbitraire laissée au libre choix du « réalisateur ». Les parcours seraient diversement suivis et structurés, ou pourraient être, éventuellement, de caractère stochastique.

Cette combinatoire cyclique narrative paraît relativement complexe... Mais elle est surtout logique.

C'est une façon de bouleverser, par la permutation de l'ordre des points d'observation, la genèse de la lecture visuelle d'une action.

Laquelle action resterait tout de même cadrée et frontale, donc partiellement statique...

Mais rien ne nous empêche d'imaginer un système analogue pour l'action scénique proprement dite. On perçoit aisément les riches et libres complémentarités des points d'émission et de réception d'une telle « narration combinatoire ».

J'avais probablement réinventé le projet du « Livre » de Mallarmé, lequel était alors encore parfaitement inédit : la première édition n'en a paru chez Gallimard qu'en 1957.

Il y a cependant entre les deux conceptions une différence capitale.

Mallarmé propose une multitude de lectures et de combinatoires (cinq livres, qui n'en font qu'un seul, sont lisibles ou dans leur ensemble ou successivement, volume après volume, et, de plus, page par page, ligne par ligne, dans les sens horizontaux, verticaux et en profondeur ou encore selon des axes divers).

Mais durant la représentation toute fictive imaginée par le poète, les emplacements des acteurs-lecteurs et des spectateurs restent pratiquement inchangés et classiques. Il n'y a guère de mobilité visuelle.

Il s'agit d'une combinatoire de mots et de sens énoncés figurant dans la suite des pages et des volumes, donc principalement d'une combinatoire sonore : « Le genre, que c'en devienne un comme la symphonie », dira Mallarmé.

Plus tard, la suite obstinée de mes réalisations construites : salles dissymétriques, salles mobiles, salles mobiles annulaires... n'aura été que la succession d'approches approximatives de l'idée originelle. Le « théâtre du mouvement total », scénographiquement parlant, en est peut-être l'illustration la plus complète ou, tout au moins, la plus proche d'une des formulations possibles de ce qui en avait été le support ou, si l'on veut, la base, l'origine de la contestation.

Quoi qu'il en soit, il s'agit d'un cycle de créations qui ont eu leur rôle dans la suite de mes travaux, mais d'un cycle qui restait, pour sa mise en pratique, toujours et encore attaché au monde de la mécanique...

Bientôt l'électronique allait prendre le relais et devenir pour moi un moyen plus fluide, de gestion, d'expression et de création...

C'est ainsi que, pour la présentation de mon ballet Gamme de 7, tout d'abord en 1964, puis pour la reprise en 1967 au théâtre du Rond-Point des Champs-Élysées, j'ai utilisé, pour la première fois dans l'histoire d'un life show, une projection vidéo sur écran géant.

Puis j'ai inauguré pour les Jeux olympiques de Munich, en 1972, un « jeu de communication vidéo ». J'avais installé d'un bout à l'autre d'une « rue des Loisirs » un ensemble d'images électroniques, soit sous forme de moniteurs couleur (les moniteurs longeaient toute la rue), soit sous forme de projections grand format. Les cinq principaux écrans se trouvaient au bout de la rue ainsi que la régie vidéo située à l'intérieur d'un dôme géodésique et formaient un « centre de multivision »...

Le public, situé en plusieurs points de la rue, pouvait ainsi à distance participer en direct à l'action et à divers jeux.

Au cours des années qui suivirent, j'ai continué à expérimenter divers types de transmission d'images et j'ai réalisé entre 1978 et 1980, dans la salle du musée Guimet, une série de démonstrations pour le Centre national du cinéma. Il y fut question, avant la lettre, de « téléinformatique » et de « gestion d'images cinématographiques numérisées ». Nous avions même opéré une première transmission d'images animées par téléphone vers le bâtiment de la Bourse à Paris. Ces expériences se sont développées à partir de 1980 : transmissions interactives en temps réel par faisceaux hertziens ou par satellites entre le Palais des festivals à Cannes et les FNAC de Paris, Lille et Strasbourg.

J'ai produit ensuite une série de spectacles multimédias complétés par des vidéotransmissions intercontinentales (images numériques générées par ordinateur et projetées sur écrans géants, hologrammes, etc.) : Cannes à New York à Cannes en 1981 et 1982. Puis en 1983, Tokyo à Cannes à New York à Tokyo (premières réalisations informatiques et robotiques d'androïdes et interface vocale homme-machine).

Pendant toute une décennie (de 1985 à 1995), j'ai continué à effectuer des recherches, notamment au Japon et aux États-Unis. Ces travaux et beaucoup d'autres ont fini par aboutir à la naissance des réseaux grand public si populaires aujourd'hui. Plus récemment à en juin 1998 à, j'ai présenté avec IBM, en première mondiale, une séance de cybercinéma diffusée par lignes Numéris. Mon film Sonorité jaune, numérisé, a été transmis depuis Tokyo vers Paris et nous avons diffusé simultanément depuis Paris un film japonais vers Tokyo.

L'ensemble oscille ainsi entre projets théoriques et réalisations concrètes, ajustement permanent d'un réel et d'un imaginaire. Métamorphoses nécessaires et provisoires à en corrélation avec les technologies actuelles à qui viennent compléter et enrichir les travaux précédents. Elles se prétendent médiatiquement adaptées aux dimensions planétaires, voire cosmologiques. Elles débouchent sur des interactivités et des virtualités non encore totalement maîtrisées : temps et espaces, utopies et réalités non différentiables, interchangeables. Monde d'une duplication mimétique absolue dont on retrouve des implications curieusement parentes parmi les sciences électroniques, robotiques, biologiques, astronomiques... Création d'un nouveau réel façonné à la demande qui s'imposerait universellement...


Jacques Polieri